Hommage à Luis Sepúlveda (1949-2020)

L’écrivain chilien Luis Sepúlveda est mort le 16 avril dernier, à Oviedo en Espagne, à l’âge de 70 ans.  Il s’ajoute ainsi à la trop longue liste des victimes du coronavirus. Cette nouvelle, passée trop inaperçue au milieu du flot d’informations généré par l’épidémie, m’a frappé en tant qu’admirateur de l’écrivain autant que de l’homme. J’avais découvert l’auteur, non pas à travers le livre qui l’a fait connaître : Le vieux qui lisait des romans d’amour, mais par le film d’animation La Mouette et le chat (1998) – tiré de son autre grand succès : Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler- et que je regardais avec ma fille cadette lorsqu’elle était petite. Mais j’ai vraiment été séduit par l’écrivain en lisant Le Monde du bout du monde, qui m’émerveillait par la fluidité du récit ponctué de ces noms mythiques : Puerto Montt, l’île de Chiloé, le détroit de Magellan, l’île Désolation, l’archipel des Evangélistes, Punta Arenas… Il est venu s’ajouter à la liste de mes « auteurs-fétiches », aux côtés de son compatriote et aîné, Francisco Coloane, auquel Sepúlveda se réfère parfois et avec lequel il partage de nombreux points communs.

Conteur et fabuliste

Le premier écrit publié de Sepúlveda, alors qu’il n’avait que 17 ans, est un recueil de poèmes ; mais sa première œuvre remarquée est un recueil de contes, Cronicas de Pedro Nadie, paru en 1969. Son ouvrage suivant, non disponible en français, est aussi un recueil de contes : Los miedos, las vidas, las muertes y otras alucinaciones (1985, éd. Nordan Comunidad). Beaucoup d’ouvrages de Sepúlveda revêtent la forme du récit mythique ayant valeur de parabole, selon un usage fréquent dans la littérature latino-américaine. Les titres évoquent d’ailleurs souvent la fable : Le vieux qui lisait des romans d’amour, Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler, Histoire d’un escargot qui découvrit l’importance  de la lenteur. Certains de ses livres sont de véritables recueils de nouvelles, comme Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre ou bien L’Ouzbek muet ; les autres sont surtout des romans courts (rarement plus de 130 pages), proches de la nouvelle dont ils ont le rythme et l’efficacité, délaissant les longs détours pour un style familier et efficace qui amène le lecteur au cœur du récit et l’immerge dans les paysages de la Patagonie -ou de la jungle amazonienne- aussi bien que dans les bribes de vie de personnalités remarquables. D’ailleurs plusieurs de ses romans (tels que Le Monde du bout du monde) sont comme des poupées gigognes, où les histoires sont emboîtées les unes dans les autres. A la manière des écrivains du XIXe s., Sepúlveda avait publié certains de ses ouvrages préalablement en feuilleton, comme Le journal d’un tueur sentimentalYacaré et Hot Line, respectivement publiés dans le journal espagnol El Pais durant les étés 1996, 1997 et 1998.  La simplicité du style n’est qu’apparente, suscitée par la vivacité des dialogues et l’ancrage dans le réel ; il s’en dégage, au fil des pages, une poésie teintée de nostalgie. Les critiques ont unanimement salué les talents de conteur de Sepúlveda, habile à interpeller le lecteur et à l’amener à son côté dans des aventures où s’entremêlent les aspects dramatiques et grotesques, tendres et rudes, comiques et graves.

Une vie aventureuse

Les récits de Sepúlveda sont largement inspiré par sa vie d’errance, elle-même déterminée par son engagement politique et par ses voyages à travers l’Amérique latine qu’il parcourut, à la manière d’Ernesto Guevara, afin de s’imprégner de l’âme de ce continent et de rencontrer ses peuples. Le vieux qui lisait des romans d’amour est inspiré par son séjour en 1977 parmi les indiens Shuars (Jivaros) d’Amazonie. Le monde du bout du monde évoque son exil à Hambourg et son action militante au sein de Greenpeace.

Sepúlveda exprimait son admiration pour l’œuvre de Jules Verne et de Robert Louis Stevenson ; on peut lui reconnaître d’autres influences comme celles d’Hemingway, d’Herman Melville, de Joseph Conrad et de Julio Cortazar mais les références aux artistes les plus divers, écrivains et musiciens, sont nombreuses dans ses écrits : dans Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre, sont ainsi cités tour à tour (entre autres) Ray Charles, Janis Joplin, Charles Aznavour, Marlon Brando, Harry Belafonte, Carlos Gardel, Hemingway, Borges et Umberto Eco. Dans Le Monde du bout du monde le récitant, un journaliste chilien, retourne enquêter en Patagonie où, adolescent marqué par la lecture de Moby Dick, il avait navigué sur un baleinier. Avec son dernier roman, Histoire d’une baleine blanche, Sepúlveda revient sur la figure mythique de la baleine -dont il portait l’effigie en pendentif- bouclant ainsi de façon saisissante un cycle amorcé vingt-six ans plus tôt.

Un homme fidèle à ses convictions

Comme son double littéraire, Juan Belmonte (héros d’Un nom de torero et de La fin de l’histoire), Sepúlveda fut toujours un militant des droits de l’homme. Engagé à gauche dès l’âge de 13 ans, dans la tradition familiale (son grand-père était un anarchiste andalou réfugié en Amérique latine) il fit partie de la garde personnelle de Salvador Allende, fut arrêté pendant la dictature de Pinochet, échappa à la peine de mort et fut incarcéré pendant deux ans et demi avant d’être exilé en Suède où il ne se rendra pas, s’échappant pour sillonner l’Amérique latine où il participe à une mission d’étude en Amazonie et à des projets théâtraux avant de rejoindre un temps la guérilla sandiniste où il rencontre une allemande qui sera sa deuxième compagne. Dans les années 1980 il retourne en Europe où il s’installe, à Hambourg pendant dix années puis à Paris, travaillant comme journaliste. Il s’affirme surtout, désormais, comme un militant écologiste, engagé aux côtés de Greenpeace, et un défenseur résolu des droits des peuples autochtones. Ces deux combats se rejoignent dans les principes appris des peuples indigènes tels que les indiens d’Amazonie ou les Mapuche : le respect de la nature et la conscience de la responsabilité de l’homme dans l’harmonie du monde. En 1996 il s’installe en Espagne, dans une ville de la côte asturienne, Gijon, à quelques kilomètres au nord d’Oviedo où il s’est éteint.

Les valeurs humanistes d’empathie et de solidarité qu’il promouvait transparaissent pleinement dans l’Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler. Ses écrits sont aussi inspirés du besoin de témoigner et de rétablir les vérités de l’Histoire et des histoires individuelles, face aux mensonges et à la dissimulation qui caractérisent les régimes dictatoriaux aussi bien que leurs complices d’apparence plus présentable. Les exemples le plus évident en sont La folie de Pinochet, recueil d’articles parus essentiellement entre 1998 et 2002 dans divers journaux espagnols, français ou italiens et argentins et Une sale histoire, recueil de textes extraits de ses carnets intimes, mais la dénonciation de la dictature de Pinochet ou de l’oppression des peuples indigènes imprègne la plupart de ses ouvrages.

Sepúlveda et le cinéma

Sepúlveda est aussi lié au cinéma, en tant que scénariste mais également en tant que réalisateur de quelques courts, moyens et longs métrages, en particulier Nowhere, sorti en 2002 et qui est son seul long-métrage sorti en salle. Outre La Mouette et le chat, film d’animation d’Enzo Dalo, déjà cité (et auquel Sepúlveda prêta aussi sa voix), Le vieux qui lisait des romans d‘amour a été porté à l’écran en 2001 par le réalisateur australien Rolf de Heer.

Morceaux choisis

« A cinq heures de l’après-midi il faisait déjà noir et soudain, miraculeusement, nous entrâmes dans un havre de paix. Après avoir rapidement contourné un îlot par le sud-est, Don Checho stoppa les moteurs et le collègue sauta à terre. Pour la première fois depuis le début du voyage, Don Checho m’adressa la parole :

– Vous vous êtes bien amusé, l’ami ? Nous voici au sud de l’île Refugio. On l’appelle comme ça parce que les sommets de la cordillère de Melimoyu la protègent du vent. Là-haut le Puelche souffle, mais il va s’abattre une douzaine de milles à l’ouest. Collègue, qu’est-ce qu’on mange ?

Le matelot salua la loquacité imprévue de son patron par un euphorique : – Ragoût de moules ! »

(Le Monde du bout du monde)

« Quelqu’un lui avait dit que la solitude était mal vue et lui avait parlé de Griselda, la veuve d’Abel Echeverria, un pêcheur de coquillage qui avait plongé, certain matin funeste, sur les bancs de moules du fjord Almirantazgo, et n’était remonté à la surface que trois mois plus tard et trente milles plus au sud, pris dans une demi-tonne de glace. Là, le cadavre avait rencontré Nilssen, un vieil homme qui vit en vagabond sur les mers australes à bord de son cotre déjà légendaire à l’époque, le Finisterre. Nilssen et son marin, un gigantesque Alacalufe que l’on appelle Petit Pedro, l’avaient pris en remorque pour le ramener à Porto Nuevo et, comme on était en hiver, ils l’y avaient enterré sans le sortir du cercueil de glace dans lequel ils l’avaient trouvé. »

(Un nom de torero)

« Le jaune délavé du mur, le vert agressif et militaire de la porte, et la rigide main de bronze empoignant une boule étaient comme des taches honteuses dans l’esthétique des autres photographies, mais cette laideur délibérée me transporta vers une odeur de dalles lavées que je croyais disparue de ma mémoire, parce que l’alchimie du bonheur dépend d’un juste dosage des oublis.

C’était un soir d’été que j’avais franchi le seuil de cette maison. C’est bien la seule certitude qui me reste. Je m’en souviens. Tino et Beto m’accompagnaient. Nous formions un trio inséparable, dévoreurs de lomitos et d’aubes, buveurs novices de vins âpres et secs, et d’amours, dans les pires tavernes, seigneurs naïfs de la danse et de la nuit. »

(Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre)

Œuvres disponibles en français :

La plupart des titres voulus par Sepúlveda ont été judicieusement respectés par les traducteurs français. Nous indiquons ici les éditions originales mais il existe des rééditions et des versions en format poche.

  • El Tano, éd. Métaillié (traduit par Daniel Morzinski)
  • Le vieux qui lisait des romans d’amour (Un viejo que leja novelas de amor), éd. Métailié, 1992, 132p. (traduit par François Maspero)
  • Le Monde du bout du monde (El Mundo del fin del mundo), éd. Métailié, 1993, 131p. (traduit par François Maspero)
  • Un nom de torero (Nombre de torero), éd. Métailié, 1994, 199 p. (traduit par François Maspero)
  • Le Neveu d’Amérique (Patagonia Express), éd. Métailié, 1996, 180 p. (traduit par François Gaudry)
  • Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler (Historia de una gaviota y del gato que le enseño a volar), éd. Métailié, 1996, 137 p. (traduit par Anne-Marie Métailié)
  • Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre (Desencuentros), éd. Métaillié, 1997, 224 p. (traduit par François Gaudry)
  • Journal d’un tueur sentimental (Diaro de un killer sentimental), éd. Métailié, 1998, 96 p. (traduit par Jeanne Peyras)
  • Yacaré – Hot line, éd. Métailié, 1999, 117 p. (traduit par Jeanne Peyras)
  • Les roses d’Atacama (Historias Marginales), éd. Métailié, 2001, 180 p. (traduit par François Gaudry)
  • La folie de Pinochet (La locura de Pincohet), éd. Métailié, 2002, 113 p. (traduit par François Gaudry)
  • Une sale histoire (Moleskin), 2005, 1952p. (traduit par François Gaudry)
  • Les pires Contes des frères Grim (Los peores cuentos de los hermanos Grim), écrit en collaboration avec Mario Delgado Aparain, éd. Métailié, 2005, 192 p. (traduit par René Solis et Bertille Hausberg)
  • La Lampe d’Aladino et autres histoires pour vaincre l’oubli (La Lampara de Aladino y otros cuentos para vencer al ovido), éd. Métailié, 2009, 160 p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • L’ombre de ce que nous avons été (La sombra de lo que fuimos), éd. Métailié, 2010, 160p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • Histoires d’ici et d’ailleurs (Historias de aqui y de alla), éd. Métailié, 2011, 160 p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • Dernières nouvelles du Sud (Ultimas noticias del sur), en collaboration avec le photographe Daniel Mordzinski, éd. Métailié, 201, 196 p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • Histoire du chat et de la souris qui devinrent amis (Historia de Mix, de Max, y de Mex – Los amigos de verdad), illustré par Joëlle Jolivet, éd. Métailié, 2013, 80 p.
  • Ingrédients pour une Vie de Passions Formidables (Escrituras en tiempo de crisis), 201, 144 p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • Histoire d’un Escargot qui découvrit l’importance de la lenteur (Historia de un caracol que descubrio la importancia de la lentitud), illustré par Joëlle Jolivet, éd. Métailié, 2014, 96 p. (traduit par Anne-Marie Métailié)
  • L’Ouzbek muet et autres histoires clandestines (El uzbesko mudo y otras historias clandestinas), éd. Métailié, 2015, 152 p. (traduit par Bertille Hausberg)
  • Deux idées de bonheur  (Un ‘idea de felicida), conversation avec Carlo Petrini, éd. Métailié, 2016, 144 p. (traduit de l’italien par Serge Quadruppani)
  • Histoire d’un chien mapuche (Historia de un perro llamado Leal), illustré par Joëlle Jolivet, éd. Métailié, 2016, 98 p. (traduit par A,nne-Marie Métailié)
  • La fin de l’histoire (El Fin de la Historia), éd. Métailié, 2017, 204 p. (traduit par David Fauquemberg)
  • Histoire d’une baleine blanche (Historia de una ballena blanca), illustré par Joëlle Jolivet, éd. Métailié, 2019, 90 p. (traduit par Anne-Marie Métailié).

Pour en savoir plus :

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