Le cinéma chilien (première partie)

Vu d’Europe, le Chili possède de nombreux points communs avec son voisin transandin, comme si le parallélisme géographique s’accompagnait d’une parenté historique et culturelle. Le cinéma des deux nations connaît une histoire assez comparable, marquée en particulier par un mouvement de renaissance –dit Nuevo Cine– qui survient  de façon plus ou moins simultanée au Chili comme en Argentine dans la seconde moitié du XXe s. Malgré ces similitudes, le cinéma chilien possède une identité propre, principalement caractérisée par une audace de l’écriture et un goût de l’expérimentation sans complaisance.

Le contexte

Parallèle à l’Argentine par sa situation géographique -la frontière, plus ou moins située autour du 70e méridien Ouest, court sur 5150 km et tranche la Terre de Feu au couteau – le Chili possède également une histoire souvent similaire à celle de son grand voisin. Habités par des ethnies indigènes très diverses avant l’arrivée des conquistadors espagnols durant la première moitié du XVIe s., les deux nations ont mené contre leurs peuples natifs des campagnes de conquête allant jusqu’au génocide, comme ce fut le cas en Patagonie. Argentins et Chiliens entamèrent leur lutte pour l’indépendance la même année (1810) et combattirent parfois les troupes royalistes espagnoles côte à côte ; les Argentins obtinrent leur indépendance en 1816, les Chiliens en 1818. S’ensuivit une période de plusieurs décennies durant lesquelles les deux pays furent pris dans des conflits contre les pays voisins (l’Argentine contre le Brésil, le Pérou, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay, le Chili contre le Pérou et la Bolivie), souvent à l’instigation des puissances européennes. Le XXe s. voit les deux pays secoués sporadiquement par des affrontements de classes dont la violence est à la mesure des inégalités sociales. De 1973 à 1990, le Chili est soumis à la dictature du général Pinochet, soutenu activement par les Etats-Unis ; en Argentine, c’est le général Videla qui fait régner la terreur entre 1976 et 1983. Malgré cette proximité idéologique (les deux pays coopérèrent à l’Opération Condor, de sinistre mémoire), un conflit entre les deux pays fut évité de justesse en 1978 pour la possession de trois îles du Canal de Beagle ; cet épisode a d’ailleurs fait l’objet d’un long-métrage du réalisateur Alex Bowen, co-produit par le Chili et l’Argentine .

Des hauts et des bas

Comme en Argentine, le cinéma fait son apparition au Chili au tournant des XIXe et XXe siècles : le premier film chilien –un documentaire sur les pompiers de Valparaiso- date de 1902 et le premier film de fiction –un court-métrage consacré au guerillero Manuel Rodriguez– de 1910. La production  nationale est florissante entre 1910 et 1931. Le cinéma chilien connaît le tournant du parlant en 1934, avec le film Norte y Sur. Pour soutenir l’industrie cinématographique, le président de la République radical Juan Antonio Rios crée Chile Films dans les années 1940 mais cette tentative ne parvient pas à enrayer la baisse de production. Le renouveau du cinéma chilien (Nuevo Cine Chileno) date, comme en Argentine, des années 1960. Un Institut du film (Instituto Filmico UC) est fondé en 1955 par Rafael Sanchez à l’Université Pontificale Catholique du Chili, un an avant la naissance de l’Escuela Documental de Santa Fe en Argentine. Deux ans plus tard, un département du cinéma expérimental (Centro de Cine Experimental) est créé à l’Université du Chili ; à partir de 1963 il est dirigé par Pedro Chaskel, un documentariste né en Allemagne, qui joua un grand rôle dans l’histoire du cinéma chilien. C’est alors qu’émergent de nouveaux réalisateurs comme Raul Ruiz, Patricio Guzman et Miguel  Littin. 1963 voit la création du premier festival international du cinéma latino-américain (FICVINA) à Vina del Mar, qui donnera lui-même naissance au Centre Latino-Américain du Nouveau Cinéma, source du Comité des Cinéastes de l’Amérique Latine (C-CAL) créé officiellement à Caracas en 1974. Après 1973, la dictature de Pinochet porte un coup très dur à la production cinématographique et pousse les cinéastes chiliens à l’exil ; la France figure parmi les principaux pays d’accueil : un des plus réputés d’entre eux, Raul Ruiz, prit la nationalité française et dirigea pendant un temps la Maison de la Culture du Havre. Avant même cette émigration forcée, la France avait attiré des artistes chiliens comme Jodorowski, installé à Paris dès 1953. Après la chute du régime fasciste, une nouvelle génération de cinéastes, nés dans les années 1970 et qui n’ont que peu ou pas connu la dictature, va apporter un second souffle au cinéma chilien, qui souffre cependant de l’étroitesse de son marché national : 24 films nationaux sortent en 2008 (chiffre à comparer aux 73 films sortis dans le même temps en Argentine). Les relations privilégiées avec la France subsistent à travers les festivals du film latino-américain (à Biarritz, à Toulouse, à Marseille, entre autres) et se traduisent par l’implication de producteurs français dans de nombreux films chiliens : on trouve par exemple Julie Gayet au générique du Bonsaï  de Jimenez. Plusieurs jeunes réalisateurs (Sebastian Sepulveda, Marcela Said) ont suivi des études en France, certains s’y sont installés plus ou moins durablement (Raoul Ruiz, Alejandro Jodorowsky, Marcel Said), de même que le chef opérateur Georges Lechaptois. Un autre chef opérateur réputé, Claudio Miranda, est né au Chili, même si sa carrière est essentiellement états-unienne ; il a obtenu l’Oscar de la meilleure photographie en 2013 pour L’odyssée de Pi du taïwanais Ang Lee. Le Chili a obtenu sept fois le Goya du meilleur film hispano-américain depuis la création de ce prix en 1987.

Les grands aînés

Raul Ruiz (1941-2011)

Raul Ruiz est né dans le sud du Chili, à Puerto Montt, dans la région qui a inspiré plusieurs des nouvelles de Luis Sepulveda (https://www.patagonie.carnetsdepolycarpe.com/2020/05/10/hommage-a-luis-sepulveda-1949-2020/). Sa carrière cinématographique débute dans les années 1960 et il devient rapidement l’un des représentants du nouveau cinéma chilien. Après le putsch de Pinochet en 1973, il s’exile en France et réalise, souvent avec l’aide de l’INA, de très  nombreux films, tournant parfois au Portugal (Le Territoire, 1981 ; Les Mystères de Lisbonne, 2008). Son œuvre, souvent qualifiée de baroque et de labyrinthique, à l’image des écrits de l’argentin Jorge Luis Borges, est extrêmement variée sous tous les aspects ; outre des romans de Robert Luis Stevenson, il a adapté plusieurs auteurs français : Marcel Proust (Le temps retrouvé,  1998) et Jean Giono (Les âmes fortes, 2001). Il était marié à la réalisatrice Valeria Sarmiento, avec qui il réalisa La Telenovela Errante et qui termina son ultime film (Les lignes de Wellington). Raul Ruiz est le réalisateur argentin le plus connu à l’international : une rétrospective lui  a été consacrée par la Cinémathèque française de Paris qui a présenté 75 de ses films en avril-mai 2016. https://www.lecinemaderaoulruiz.com/.

Trois tristes tigres (Tres tristes tigres) 1968

Les tigres en question sont trois marginaux (Tito, sa sœur Amanda et son patron Rudi, un vendeur de voitures) dont on suit les pérégrinations nocturnes dans les rues et les bars de Santiago durant un week-end estival. Filmé en noir et blanc, ce premier long-métrage de Raul Ruiz, librement adapté d’une pièce de théâtre d’Alejandro Sieveking (elle-même inspirée du romain de l’écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante), est considéré comme une œuvre fondatrice du nouveau cinéma chilien.  Le film a été produit par la société Los Capitanes, formée par trois capitaines de marine chiliens, dont le père de Raul Ruiz. Il a reçu le Léopard d’or au festival de Locarno en 1969.

Pour en savoir plus sur ce film :

La maison Nuncingen (Nuncingen Haus) 2008

La maison Nuncingen –qui ne partage que le titre avec le roman de Balzac- lorgne clairement du côté du film gothique, dont Ruiz adopte certains codes (la grande maison isolée, l’antienne musicale-la Cathédrale engloutie de Debussy-, le récitatif en voix-off, les déformations du cadre). Au début du XXe s., un jeune aristocrate anglais émigré au Chili (joué par Jean-Marc Barr) gagne au jeu une maison près de Santiago. Il part s’y installer avec sa seconde épouse, malade (Elsa Zylberstein) mais le personnel de maison –exclusivement francophone- est quelque peu étrange ; de plus une présence surnaturelle hante les pièces et les couloirs. Raul Ruiz confesse s’être inspiré des longs-métrages fantastiques de Jacques Tourneur, d’un roman gothique de Sheridan Lefanu, d’un film de vampires de Vadim qui en a été adapté et de ses propres souvenirs des légendes chiliennes entendues durant l’enfance. Tourné en numérique, le film a reçu un accueil contrasté, beaucoup lui reprochant son ton boursouflé et une direction d’acteurs saugrenue mais aussi de notables carences techniques (mixage, étalonnage,…).

Pour en savoir plus sur Raul Ruiz :

  • Benoît PEETERS et Guy SCARPETTA : Raoul Ruiz le magicien. Les Impressions Nouvelles, 2015, 288 p.

Alejandro Jodorowsky (né en 1929)

Jodorowsky est un artiste protéiforme : homme de lettres (auteur d’essais, de poèmes, de pièces de théâtre et de romans, scénariste de BD surtout –il a collaboré avec Moebius sur la série L’Incal et avec Juan Gimenez sur La Caste des Méta-Barons), homme de spectacle (marionnettiste, clown, mime, acteur, metteur en scène de théâtre), il se lance dans la réalisation en 1957, quatre ans après son installation à Paris. Il se lie au mouvement surréaliste, dont il se détache pour créer en 1962 le mouvement Panique, avec (entre autres) Roland Topor et Fernando Arrabal. Il tourne, principalement au Mexique puis au Chili, des longs-métrages imprégnés de mysticisme et d’ésotérisme, qui provoquent quelques scandales mais lui amènent la reconnaissance dans le milieu de la pop-culture. Les études qu’il a réalisées sur le tarot divinatoire illustrent son inclinaison vers l’hermétisme. Il donna même, à Paris, des cours d’initiation à cette pratique.

El Topo 1970

El topo est un western mystique, filmé au Mexique en pleine période psychédélique. Le héros, El Topo (interprété par Jodo lui-même), chevauche dans le désert avec son fils de 7 ans (interprété par le propre fils du réalisateur). Ils traversent un village où a été commis un massacre puis rencontre trois badits qu’il tue après leur avoir soutiré l’identité de l’auteur du massacre (le Colonel) et l’endroit où il commet de nouvelles atrocités, une mission franciscaine.  El Topo s’y rend, affronte le Colonel et ses sbires et délivre une jeune femme, Mara, qui le met au défi de vaincre successivement les quatre Maîtres du désert. Après y être parvenu en usant de fourberie, El Topo, abandonné par sa compagne, va chercher la rédemption et devient une figure christique pour une communauté indienne reléguée dans une grotte.  Dans une ville voisine, livrée à la perversité d’une caste dominante, il retrouve le fils qu’il avait abandonné, devenu adulte. Celui-ci va abandonner la condition religieuse pour endosser à son tour le costume d’El Topo.

On trouve dans ce film les thèmes et les symboles chers à Jorodowsky : la religion judéo-chrétienne, le sexe, la nudité, les cadavres, le sang, les supplices, les corps difformes, le tarot, les animaux, les parades grotesques. Les chapitres sont titrés de manière éloquente (Genèse, Prophètes, Psaumes, Apocalypse…). Tous les excès de l’époque, aujourd’hui inconcevables, sont présents dans le film : une scène de viol réelle de l’actrice Mara Lorenzo, l’implication d’un enfant dans des scènes traumatisantes, des massacres d’animaux non simulés.  Le directeur de la photographie est le mexicain Rafael Corkidi.

Photogrammes du film El Topo

La montagne sacrée (The Holy Mountain) 1973

La montagne sacrée est le 3e long métrage de Jororowsky, tourné au Mexique et en anglais. Le moins qu’on puisse en dire est qu’il s’agit d’une œuvre foisonnante, où se retrouvent toutes les obsessions des surréalistes.

La première partie du film apparait comme une succession de scènes surréalistes très colorées et hallucinatoires, un montage quelque peu chaotique fait de collages, d’installations et de performances dans lesquelles la religion, la monstruosité, la scatologie, la sexualité, le sang, le sacrifice, la mort et le tarot sont les thèmes récurrents, avec en toile de fond l’extermination de la culture indienne (représentée par un combat de crapauds et de caméléons), la dictature militaire (montrée par des chorégraphies burlesques de massacres) et le folklore latino-américain. Les parodies grotesques de scènes religieuses rappellent les peintures anticléricales de Clovis Trouille. Les dialogues sont absents dans cette première partie, uniquement sonorisée par des grognements. La seconde partie est plus structurée et s’apparente à un parcours initiatique hallucinatoire, d’abord individuel lorsque le personnage christique du début parvient au sommet d’une tour et s’y confronte à l’alchimiste (joué par Jodorowsky lui-même,) puis collectif lorsque l’alchimiste emmène ses 9 disciples sur la montagne sacrée de l’île du Lotus pour ravir le secret de l’immortalité aux 9 individus qui y séjournent. Cette partie est lointainement inspirée d’un roman de Robert Daumal paru en 1952, Le Mont Analogue.

L’ensemble est truffé d’allégories et de références religieuses (catholiques et juives), astrologiques –sept disciples de l’alchimiste sont associés à des planètes- et ésotériques. L’organique, le corps et la nudité reviennent comme une obsession d’un bout à l’autre du film dans un décor où les architectures futuristes (très marquées par le psychédélisme de l’époque) alternent avec les architectures des cultures indigènes.

En raison de l’ambition affichée par le film, la pirouette finale apparait comme une solution de facilité et donne une impression de conclusion bâclée.

Le directeur de la photo est Rafael Corkidi, qui a accompagné Jodorowsky dans ses trois premiers longs-métrages. L’épouse de Jodorowsky, Valérie Jodorowsky, interprète une des disciples (Sel).

Poesia sin fin 2016

Poesia sin fin est le second volet du diptyque autobiographique entamé en 2013 avec La Danza de la realidad. Il évoque la jeunesse d’Alejandro Jodorowsky à Santiago, après le départ de Tocopilla, sa petite ville natale du nord du Chili et avant son départ pour Paris. Malgré le désir de son père de lui voir suivre des études de médecine, le jeune homme veut se consacrer à la poésie. Il rompt avec sa famille, compose des poèmes, fabrique des marionnettes et fréquente les milieux artistiques et marginaux de la capitale, rencontrant des poètes et des artistes d’avant-garde tels que Stella Diaz Varin, Nicanor Parra, Enrique Lihn ou Andres Racz. La tonalité du film est excessivement baroque, voire burlesque et alourdie par la pesanteur des symboles et un certain narcissisme. Jodorowsky se plait à mélanger les genres -la comédie musicale (la mère ne s’exprime qu’en chantant), la romance sentimentale- et à revenir aux artifices du début du théâtre et du cinéma, que ce soit par le recours aux masques pour les choreutes ou l’insertion dans ses plans de décors et de silhouettes statiques en noir et blanc. La danseuse Carolyn Carlson joue le rôle d’une tireuse de tarots. Alejandro Sieveking fait un cameo en clochard alcoolique. Les rôles d’Alejandro et de son père sont interprétés par deux des enfants du réalisateur, tandis qu’Alejandro lui-même intervient à l’image en tant que narrateur et accompagnateur de son moi enfant. Le directeur de la photographie est Christopher Doyle, qui a travaillé avec Gus Van Sant et surtout Wong Kar-wai. Le film est dédié au producteur et homme d’affaires français Michel Seydoux.

Photogrammes du film Poesia sin fin

Miguel Littin (né en 1942)

D’origine palestinienne, Miguel Littin est né à Palmilla, dans le centre du Chili. Après ses études à l’Université du Chili, il travaille pour la télévision puis réalise quelques documentaires et courts-métrages. Son premier long-métrage, El Chacal de Nahueltoro (un drame social, inspiré d’un faits-divers) lui vaut la notoriété et le désigne comme l’un des fondateurs du Nuevo Cine chileno ; le montage en fut assuré par Pedro Chaskel. En 1971, Salvador Allende le nomme à la tête de Chile Films, société de production créée en 1938 par le gouvernement du Front populaire démocratique. Deux ans plus tard, le putsch de Pinochet le conduit vers l’exil au Mexique. Il y poursuit sa carrière de réalisateur et acquiert une notoriété internationale. En 1985, il rentre clandestinement au Chili, encore sous le poids de la dictature, pour tourner un documentaire dénonçant le régime et montrant l’existence souterraine de mouvements de résistance. Littin fit partie, aux côtes de l’Argentin Fernando Birri, des membres fondateurs du Comité des Cinéastes de l’Amérique Latine (C-CAL) et de la Fundacion del Nuevo Cine latinoamericano, créée en 1985, présidée par Gabriel Garcia Marquez et dont le siège est à Cuba. Il reçut les Catalinas de oro du meilleur film et de la meilleure photographie au festival de Carthagène en 2006 pour La Ultima luna.

Pour en savoir plus sur Littin :

  • Gabriel Garcia MARQUES : L’aventure de Miguel Littin, clandestin au Chili. Livre de poche, 1986, 186 p.

Tierra del Fuego 2000

Comme l’indique sobrement le titre, ce long-métrage est consacré à la Terre de Feu et plus particulièrement à l’histoire douloureuse de sa conquête au XIXe s. par les colons d’origine européenne aux dépens des populations autochtones, en particulier l’ethnie Selk’nam, dont la dernière représentante est morte en 1966. Littin, assisté pour l’écriture de Luis Sepulveda, s’est inspiré d’une nouvelle éponyme de Francisco Coloane et des chroniques laissées par l’aventurier Julius Popper, un ingénieur roumain qui obtint un permis de prospection des gisements d’or de l’extrême Sud ; débarqué avec son armée personnelle dans les environs de Punta Arenas, Popper traversa le détroit de Magellan et le territoire fuégien –encore inviolé par les Blancs- pour établir dans la baie de San Sebastian, sur la côte orientale de la Grande Île, la première mine d’or de la région. L’actrice Ornella Mutti figure au générique. Une partie de la musique a été composée par Angel Parra, le fils de la légendaire chanteuse Violeta Parra. Le directeur de la photographie du film est l’italien Giuseppe Lanci, qui a travaillé avec les frères Taviani et avec Nanni Moretti.

Dawson Isla 10 2009

Le titre du film est identique à celui du livre-témoignage de Sergio Bitar dont il a été adapté. Il fait référence au camp d’internement ouvert par le régime de Pinochet sur une île chilienne quasi-déserte, située au milieu du détroit de Magellan, entre la pointe sud du continent et la Grande Île de Terre de Feu. C’est en ce lieu qu’avaient été déportés les ministres du gouvernement de Salvador Allende ainsi que de nombreux opposants à la dictature. Le film est une chronique de la vie des détenus et des geôliers, dans des conditions aggravées par la rudesse de l’environnement, au niveau du 54e parallèle Sud.

Patricio Guzman (né en 1941)

Patricio Guzman a fait des études de cinéma à Madrid à la fin des années 1960. Il s’oriente ensuite vers le documentaire et reçoit l’aide de Chris Marker pour tourner la trilogie intitulée La bataille du Chili, un témoignage engagé sur les brèves années du gouvernement populaire, dont le montage fut assuré par Pedro Chaskel (qui a aussi collaboré au scénario). En octobre 1973, après avoir connu une arrestation et un passage par le funeste stade de Santiago, Guzman s’exile à Paris et continue à réaliser des documentaires militants sur la situation politique de son pays natal.

Salvador Allende 2004

Ce portrait militant du président chilien, poussé au suicide par le coup d’état de 1973, fait le pendant du Cas Pinochet, réalisé par le même cinéaste en 2001. Accompagné d’une voix-off parfois superflue, il revient sur l’histoire politico-économique du Chili des années 1970 en mixant images d’archives, témoignages et reconstitutions. Le film a reçu le Goya 2005 du meilleur documentaire.

Le bouton de nacre (El boton de nacar) 2015

Ce film documentaire, qui mêle de magnifiques prises de vue de la nature, des images d’archives et des témoignages filmés, pourrait être sous-titré Mémoire de l’eau. C’est en effet une ambitieuse dissertation poétique et mystique –lue par l’auteur- sur le thème de l’eau, dans ses différents états (océan, pluie, glace) et à différentes échelles : de l’infiniment grand à l’infiniment petit et du Cosmos au désert d’Atacama –un des plus arides au monde- et son contraire : les canaux magellaniques, balayés par la pluie, la grêle et la neige. C’est aussi un voyage dans le temps, à la rencontre des premiers habitants du Chili, les indiens canoeros, peuples nomades qui vécurent de la mer durant plus de dix millénaires, jusqu’à leur extermination par les colons à partir de la fin du XIXe s. Par le biais d’un bouton de nacre, qui donne son tire au film, Guzman établit un parallèle entre ce génocide –symbolisé par l’histoire malheureuse de Jérémy Button- et les massacres perpétrés par la dictature militaire de Pinochet, qui n’a pas hésité à transformer la mer en cimetière et à ouvrir un camp de concentration sur l’île Dawson où avaient été déportés des indiens Selk’nam et Kawésqar quatre-vingts ans plus tôt, créant ainsi une boucle temporelle.  Co-produit par France 3 Cinéma, le film a reçu l’Ours d’argent du meilleur scénario à Berlin en 2015.

La cordillère des songes (La cordillera de los suenos) 2019

Troisième volet de la trilogie de Patricio Guzman consacrée à son pays, après Nostalgie de la lumière et Le bouton de nacre. Dans ce dernier opus, Guzman exprime sa nostalgie du pays tel qu’il l’a quitté en 1973 et son besoin de témoigner de la dictature, nécessité partagée par le documentariste Pablo Salas, un des interviewés du film. Moins poétique que Le bouton de nacre, le propos est aussi plus nettement politique et veut montrer que, si le Chili a retrouvé les atours d’une démocratie, rien n’a vraiment changé sur le fond –ce que tendent à démontrer les évènements récents ; le régime économique néo-libéral instauré par les « Chicago boys » que Pinochet a lâché en 1973 sur le pays a mis le Chili en coupe réglée et a permis à une petite caste de satisfaire sa cupidité au-delà de toute mesure, au détriment de la nature, de la culture et du lien social. Guzman utilise encore, mais de façon plus mesurée, les procédés qu’il a mis en œuvre précédemment : le va-et-vient entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, la confrontation formelle entre structures anthropiques et géométries naturelles, la superposition des images, les travellings aériens spectaculaires. Le commentaire en voix-off, toujours récité par l’auteur, utilise les ressorts des films précédents : l’allégorisation de la géographie chilienne, l’assimilation de l’espace et du temps mais il faut reconnaître que la démonstration est ici peu convaincante et ressentie par le spectateur comme un exercice de style laborieux et approximatif, malgré les indéniables qualités esthétiques du film. Co-produit par Arte France Cinéma, la Cordillère des songes a reçu l’œil d’or du documentaire au festival de Cannes 2019.

Pour en savoir plus sur Guzman :

  • Rafael Mc NAMARAet Natalia TACCETTA : Temporalidad y melancolia en Nostalgia de la luz (2010) de Patricio Guzman. Doc On-line, n°17, março de 2015, pp.128-152 (http://ojs.labcom-ifp.ubi.pt/index.php/doc).
  • Virginia ZULETA : Una memoria obstinada. El mar como « medio » sensible en El boton de nacar de Patricio Guzman. Cuadernos materialistas, n° 3, 2017, p.10-23.

Sergio Bravo Ramos (né en 1927)

Sergio Bravo a fait des études de cinéma à l’institut filmique de l’Université Catholique du Chili ; c’est le co-fondateur du premier ciné-club universitaure du Chili puis du département de Cine expérimental de l’Université du Chili, dont il fut le premier directeur. Il s’est exilé en France de 1983 à 1999.

No eran nadie 1981

C’est le seul long-métrage de fiction de Sergio Bravo, qui a réalisé essentiellement des documentaires. Le film a été tourné clandestinement sous le régime de Pinochet, en 1979 et 1980, à Chiloé et à Puerto Montt, avec des acteurs non professionnels. Une femme chilote confie à une jeune fille le désarroi causé par la disparition de l’objet de son amour, un pêcheur chilote disparu en mer mais qu’elle recherche encore. C’est une allusion transparente aux disparitions de la dictature, basée sur le témoignage réel de la mère d’un jeune disparu.

Silvio Caiozzi (né en 1944)

Silvio Caiozzi est né à Santiago du Chili et a fait des études d’audiovisuel au Columbia College de Chicago. Directeur de la photographie, réalisateur, producteur de cinéma et de télévision, il fut président de l’association nationale des producteurs de films de cinéma et de télévision du Chili dans les années 1990 et membre du Conseil national de la télévision. Il a adapté à l’écran plusieurs œuvres littéraires du grand romancier chilien José Donoso (1924-1996).

Coronacion 2000

Adapté du premier roman de Donoso, publié en 1957, le film conte le cheminement mental d’un homme aisé d’âge mûr, Don Andres Avalos, qui a engagé Estela, une jeune paysanne, pour s’occuper de sa mère démente, dont la dégradation accompagne celle de la demeure qu’elle habite. Comme généralement chez Donoso, le récit propose un deuxième niveau de lecture allégorique, d’ordre social. Le directeur de la photographie du film est David Bravo. Une première adaptation cinématographique du roman avait été réalisée par le cinéaste mexicain Sergio Olhovich en 1975.

Silvio Caiozzi a reçu pour ce film de nombreux prix, dont la Catalina de oro du meilleur réalisateur au festival de Carthagène en 2001.

Pedro Chaskel Benko (né en 1932)

Pedro Chaskel est né en Allemagne, d’où il a émigré étant enfant. Il a fait des études d’architecture à l’Université du Chili. En 1957, il participe à la fondation du Centre de Cinéma expérimental de l’Université du Chli avec Sergio Bravo. Il travaille d’abord comme assistant de Naum Kramarenco (1923-2013) puis occupe les fonctions de directeur de la Cinéthèque Universitaire puis du département de cinéma de l’Université du Chili, que fréquentent Raul Ruiz et Miguel Littin. Après le coup d’état de 1973, il s’exile à Cuba, d’où il revient en 1983. Il tourne ensuite plusieurs documentaires pour le cinéma et la télévision et enseigne le cinéma dans plusieurs universités.

Venceremos 1970

Venceremos est un film documentaire de 15 minutes, soulignant les profondes inégalités sociales affectant le Chili avant l’élection de Salvador Allende. Produit par le centre de Cine expérimental de l’Université du Chili, il a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971.

Gonzalo Justiniano (né en 1955)

Gonzalo Eugenio Justiniano Rodriguez a fait ses études à Paris, à l’Université de Paris VIII-Vincennes et à l’ENS Louis-Lumière. Il est rentré au Chili en 1984 et a réalisé l’année suivante son premier long-métrage (Los Hijos de la Guerra Fria).

Caluga o Menta 1990

El Niki, jeune délinquant toxicomane de la banlieue de Santiago, s’éprend de Manuela, une bourgeoise en rupture avec son milieu. Considéré comme le premier film chilien sorti après la fin de la dictature de Pinochet, le film souligne l’existence de toute une catégorie sociale formée par des jeunes sans avenir, sans espoir et qui vit au jour le jour.

Ricardo Larrain (1957-2016)

Ricardo Larrain, scénariste, monteur, producteur et réalisateur, a suivi des études de cinéma à l’Ecole des Arts de la Communication de la PUC. En 1988, il a participé en tant que cinéaste à la campagne pour le non au référendum de Pinochet, épisode qui fait l’objet du film No ! de Pablo Larrain, avec qui Ricardo n’a pas de lien de parenté.

La Frontera 1991

Au cours d’une manifestation contre les agissements de la dictature de Pinochet, Ramiro Orellana, professeur de mathématiques, signe une pétition en faveur d’un collègue «disparu». Pour cela, il est relégué par les autorités dans un village côtier du Sud, où il est d’abord accueilli avec méfiance par les habitants, parmi lesquels figurent quelques personnalités hors-norme : un scaphandrier amateur de géologie, une sorcière indienne, un curé irlandais, un vieux républicain espagnol et sa fille, Maïte. L’océan leur fait subir sa présence menaçante et parfois dévastatrice. Le scénario a été co-écrit par le scénariste prolifique Jorge Goldenberg (scénariste de La pelicula del Rey, entre autres). Le film, qui est le premier long-métrage de Ricardo Larrain, a connu un grand succès à sa sortie au Chili et a obtenu un Ours d’argent à Berlin et le Goya du meilleur film étranger en langue espagnole en 1992.

Pour en savoir plus sur le film :

Gustavo Graef-Marino (né en 1955)

Gustavo Graef-Marino a suivi des études de droit puis de cinéma à l’Université Catholique du Chili avant de suivre un enseignement de cinéma de 1977 à 1981 à Münich, à la Hochschule für Fernsehen und Film (HFF) ; durant les années suivantes, toujours en Allemagne, il réalise un documentaire sur Douglas Sirk en 1987 et un long-métrage en anglais, The Voice (avec Suzanna Hamilton), en 1988. Il rentre au Chili après la chute de Pinochet.

Johnny 100 pesos 1993

Trois ans après la sortie de Caluga o menta de Justiniano, le film de Gustavo Graef-Marino s’attache à un autre jeune délinquant de la banlieue de Santiago, cette fois dans le Chili de la démocratie retrouvée. Le personnage central du film, Juan Garcia Garcia, surnommé Johnny, est un écolier de 17 ans qui vit chez sa mère et qui fréquente une bande de petits voyous. Ensemble, ils projettent de braquer, dans un immeuble du centre-ville, un magasin de vidéo qui sert de couverture à un circuit de blanchiment d’argent mais le plan dérape et le hold-up tourne à la prise d’otages, suivie en direct par la presse, jusqu’au dénouement. Le scénario est inspiré d’un fait divers réel, la prise d’orages perpétrée le 10 octobre 1990 par Marcelo de Jesus Gomez Lizana, alors âgé de 18 ans. Le rôle de Johnny est tenu par l’acteur mexicain Armando Araiza Herrera ; Luis Gnecco (qui incarne Pablo Neruda dans le film de Pablo Larrain) interprète le directeur pris en otage et l’actrice mexicaine Patricia Rivera joue sa secrétaire. Le directeur de la photographie est José Luis Arredondo. Le film a connu un vif succès commercial au Chili et a été sélectionné pour représenter le Chili aux Oscars du meilleur film étranger en 1993 ; il a reçu le Goya du meilleur film étranger en langue espagnole en 1994. Cet accueil très favorable a ouvert à Graef-Marino les portes des studios états-uniens et il résida à Los Angeles de 1997 à 2005, réalisant des films d’action plus ou moins réussis comme Diplomatic Siege (Otages en péril, 1999) ou Instinct to Kill (2001). En 2017, il a réalisé la suite de son premier film chilien : Johnny 100 pesos, capitulo 2.

Pour en savoir plus sur le film:

Pour en savoir plus sur Graef-Marino :

Orlando Lübbert (né en 1945)

Descendant d’un arrière-grand-père allemand installé au Chili en 1888, Orlando Lübbert a suivi des études d’architecture avant de se tourner vers le cinéma. Il fut assistant de Patricio Guzman avant d’être contraint à l’exil par le coup d’état de Pinochet. Il part d’abord au Mexique, où il étudie à l’école de cinéma de Mexico, avant de gagner l’Allemagne où il s’inscrit à l’Université libre de Berlin. Il y sort son premier long-métrage, El Paso, en 1979. Il regagne le Chili en 1995.

Un taxi pour trois (Taxi para tres) 2001

Deux petits délinquants, Chavelo et Coto, contraignent un chauffeur de taxi, Ulises (Alejandro Trejo), à devenir le complice de leurs braquages, d’abord malgré lui puis de son plein gré, alors que le trio s’engage dans une fuite en avant. Cette comédie noire aux implications sociales a reçu le prix du meilleur film latino-américain au festival de Mar del Plata en 2002.

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